Le polyhandicapé, miroir de la condition humaine

Nicole LOMPRÉ    
Philosophe, psychanalyste

L'article qui suit est le premier d'une série qui a pour ambition d'aborder les divers aspects de la problématique du polyhandicap. Il traite de la reconnaissance de la personne polyhandicapée  dont " nul ne saurait contester l'entière humanité". Cette personne au destin tragique  qui " nous impose le rappel de nos propres limites".Ces limites que refuse d'admettre une culture qui flatte notre " désir de perfection et qui occulte notre condition d'être vulnérable quand elle ne l'exclut pas".
Nicole LOMPRÉ  intervient dans les Etablissements qui accueillent des personnes polyhandicapées.
Un prochain article s'intéressera à la dérive gestionnaire des établissements.
Un autre s'inquiètera d'une nébuleuse européenne qui veut vider les centres d'accueil et prône la désinstitutionnalisation.
Un parent témoignera du parcours chaotique d'une vie imprévue
Ces différents thèmes abordés sans plan précis mais au hasard des contributions, sont voulus comme devant être les témoins et le phare d'une catégorie de personnes vulnérables parmi les plus vulnérables, qui sont toujours ignorées du corps social  dans lequel elles errent au gré des évènements et des affiliations conjoncturelles. 

 

Un enfant polyhandicapé est d’abord naturellement un enfant, le petit d’un couple humain. Un enfant semblable, en humanité, à tous les enfants.

- Du nouveau-né à l’adolescent, à l’adulte : quelles différences ? L’enfant polyhandicapé se développe –tant bien que mal- souvent plutôt mal que bien, MAIS comme tous ses semblables, vivants humains.

Compté pour un dans sa famille, pour un dans la société qui l’inscrit dans ses registres  sous un nom, un prénom : il existe. Il est une Personne avant tout qui prend place comme tout enfant, dans les générations, et dont nul ne saurait contester l’entière humanité.

Un enfant polyhandicapé est un enfant, avant toute chose. Sauf que celui-là vient perturber nos attentes. Il trouble l’habitude ancestrale des couples à se reproduire dans du même. Les perturbe. Il les déçoit au-delà de l’immédiatement concevable. Acceptable.

L’enfant polyhandicapé par la manière imposée qu’il a d’être autre que le même attendu, expose à subir une double déception, une angoisse des plus archaïques qui nous renvoie à ce que nous sommes.

 L’enfant polyhandicapé puis l’adulte polyhandicapé nous impose le rappel de nos propres limites. Il nous contraint à son insu à les reconnaître, à les partager, à assumer que chacun d’entre nous tous humains est à part égale témoin et porteur d’une vulnérabilité irrémédiable.

On ne choisit pas d'être Personne polyhandicapée. On le subit. Pire on le subit hors la problématique humaine du juste et de l'injuste. La personne polyhandicapée n'est la victime d'aucun de ses semblables humains. Elle est le fruit - tout comme nous le sommes- de la rencontre de deux désirs amoureux, celui d'un homme, celui d'une femme : ses parents. Elle est la démonstration même qu'un enfant dans toute son innocence d'enfant peut trahir notre désir humain de nous continuer dans un autre semblable à nous. Cet enfant - au destin si tragique - exige notre solidarité la plus profonde.

Des mythes tragiques dont notre culture se nourrit à la réalité vécue de la personne polyhandicapée : il n'y a qu'un pas. Ce pas nous engage. Tandis que le théâtre tragique nous dégage. Comme les contes pour enfants les dégagent de leurs angoisses naturelles.

La tragédie réelle vécue par la personne polyhandicapée nous engage, nous oblige à redécouvrir ce qui se trouve dans les mythes : la condition humaine et les obligations morales qu'elle implique.

Le hasard de la génétique, les accidents de la vie nous donnent à vivre en deçà de toute volonté l'épreuve d'une trahison tragique.

L’enfant polyhandicapé déçoit nos attentes les plus intimes. Et si c’était nous qui le décevions, qui le trahissions, en l’ignorant. Bardés que nous sommes – gens normaux- des méfaits en nous du poids archaïque d’une culture dont nous avons bien du mal à nous dégager tant elle flatte notre désir de perfection. Culture de l’excellence, de la puissance, de la performance, culture qui occulte notre condition d’être absolument vulnérable, quand elle ne l’exclut pas.

Dire d’un enfant polyhandicapé qu’il est un enfant avant toute chose, c’est dire l’urgence dans laquelle il nous place d’avoir à le reconnaître comme tel, à  mettre au travail notre créativité de sorte que tout humain, chacun dans sa résonnance d’être différent puisse trouver dans l’alliance sociale, reconnaissance, sans restriction de son humanité.

Reconnaître à la personne polyhandicapée son enfance et sa vie d’humain passe par le devoir qui nous incombe de le faire connaître, le devoir qu’il nous impose de comprendre que la vulnérabilité fait partie de la condition humaine, qu’elle ne relève pas du caritatif.

Il ne suffit pas de reconnaître et de donner des droits aux enfants et adultes polyhandicapés. Il ne suffit pas de les « intégrer ». Ce qui leur fait courir le risque de l’isolement social, de l’exclusion. N’oublions pas le parcours du combattant que vivent les parents de ces enfants/adultes-là pour faire valoir leurs droits qui ne sont rien de plus que l’ensemble des nôtres.

Si le manque et la dépendance sont partie intégrante de notre condition alors, l’’ensemble du corps social doit apprendre à se confronter à l’angoisse de la déficience. L’ensemble du corps social doit reconnaître la personne polyhandicapée comme étant en réalité notre plus fidèle, notre plus puissante représentante. Si puissant que la dignité humaine est tout entière en suspens dans son visage en quête de sens, dans son corps qui appelle en lui l’avènement du sujet.

L’enfant polyhandicapé, un enfant qui nous convoque à repenser le lien politique. A changer nos regards sur le polyhandicap. A nous libérer des mythes modernes qui couvrent d’ombre notre humanité, nous menace d’indignité à l’égard de nos semblables, au point que nous pourrions bien  devenir maîtres en barbarie, malgré les mises en garde que par leurs parents et leurs présences ils nous donnent.

Des enfants payent encore de leur vie le fait que notre société manque de place pour les accueillir.

S’il est devenu évident aujourd’hui de reconnaître le polyhandicap. Plus difficile est de reconnaître aux personnes polyhandicapées leur légitimité à bénéficier de tous les moyens humains et techniques adaptés à leur spécificité, nécessaires au maintien de leur dignité humaine, de celle de leurs parents, des professionnels qui  accompagnent leur vie d’enfant et d’adulte.

Quand j’entends leurs parents décrire les conditions d’éducation, de soins faites à leurs enfants et plus tard aux adultes, quand j’entends les professionnels s’inquiéter des réductions de budget qui pourraient amputer la qualité de leur mission auprès de ces personnes, j’entends la souffrance d’une société qui inconsidérément pratique la négation de la fraternité entre les êtres humains.

Nicole LOMPRÉ